Chapitre IX
 LE REFUGE DE LA CROIX ETOILEE

L’aube bleue et piquante transformait la neige en un champ scintillant qui éblouissait Valleroy, l’empêchant de penser. La luminosité ne semblait pas déranger le médiateur qui enjambait les congères avec détermination.

Tant qu’ils restaient du côté abrité par les blocs de pierre, ils évitaient le gros de la glace. Klyd avait insisté pour qu’ils prissent le temps de sécher leurs chaussettes devant le feu avant de partir. Valleroy avait compris quel pouvoir de volonté ce retard avait coûté au médiateur. À présent, il lui en était reconnaissant. Bien que le soleil fût déjà haut dans le ciel et que la journée se réchauffât agréablement, le sol était encore suffisamment glacial pour provoquer des gelures.

Valleroy attendait avec impatience de franchir le sommet afin de pouvoir redescendre dans le soleil qui baignait la vallée devant eux. Mais il ne désirait pas cette chaleur au point d’oublier, toute prudence. Aussi, quand ils atteignirent le début de la passe, s’écria-t-il :

– Klyd, attends une minute !

Le Sime s’arrêta, les yeux fixés sur le défilé qui grimpait doucement devant eux. Après avoir escaladé le dernier obstacle, Valleroy secoua la neige de ses pieds et se baissa pour resserrer ses pantalons autour de ses bottes.

– Si, comme tu le dis, ceci est le seul col de cette crête, ils nous attendent peut-être. Partons en reconnaissance avant de tomber dans un piège.

– Il n’y a personne. Le détachement de Runzis qui nous a chassés de la station est probablement retourné à Valzor pour laisser passer la tempête. Il leur faudra presque un jour pour repartir de là et recommencer les recherches.

– Tu es sûr qu’il n’y a personne dans les environs ?

– Absolument. Mais cela ne veut pas dire qu’il nous faille abandonner toute prudence.

Valleroy approuva de la tête. Pendant la nuit, ils avaient entendu les cris de chasse d’un puma. Une jambe cassée pouvait signifier la mort pour tous les deux. Ils avaient beau être seuls, ils n’en étaient pas moins toujours en danger, et loin de chez eux.

Ils franchirent le défilé en se servant de longs bâtons pour tester le sol. La neige s’étendait devant eux comme des dunes de sable ondoyantes. Si seulement ils avaient eu des skis ou des raquettes, ils auraient pu s’élancer à travers la passe au lieu de se traîner péniblement !

Avec acharnement, Valleroy s’efforçait de trouver un sol solide. Au milieu du col, il finit par découvrir une crête qui faisait saillie sous la neige. Ce qui constituait une meilleure surface de marche que l’enlisement jusqu’aux genoux dans la neige mouillée ; aussi marchèrent-ils l’un derrière l’autre.

Ils finirent par déboucher dans le soleil. Ils eurent l’impression de se réveiller après un cauchemar. Il subsistait encore suffisamment de chaleur dans ce tardif soleil automnal pour faire fondre la neige, et des lambeaux de rochers et d’herbes apparaissaient sous leurs pieds. Même si l’après-midi était déjà fort avancé, l’atmosphère se réchauffait sans cesse. Valleroy était persuadé que la neige aurait disparu le lendemain matin.

Ils s’arrêtèrent pour reprendre leur souffle et commencèrent la descente du versant glissant. Il n’y avait pas de sentier, mais il était beaucoup plus facile de trouver un chemin entre des rochers apparents que lors de la montée dans l’amoncellement de neige. Valleroy était mouillé jusqu’aux os, mais il avait repris courage. Même le morceau de peau que son pantalon gelé avait mis à vif par un frottement continu lui faisait moins mal. Ils allaient réussir, d’une manière ou d’une autre !

Arrivé au bas de la montagne, Klyd se tourna pour regarder derrière lui.

– Qu’est-ce qui te rend si heureux ?

En souriant, Valleroy réduisit l’écart entre eux deux. Les ombres se raccourcissaient déjà dans le crépuscule.

– Je crois que c’est le matin le plus épouvantable que j’aie… Regarde, Klyd !

Klyd suivit le doigt du Gen et aperçut le pommier tout chargé de fruits mûrs.

– Allons-y ! cria Valleroy en courant.

Pourtant, même avec son avance de départ, Valleroy arriva juste à temps pour observer Klyd grimper sur le tronc de l’arbre et le secouer vigoureusement. Les pommes tombèrent en cascades.

Valleroy en prit une qui semblait moins piquée par les oiseaux et mordit dedans. Bien qu’acide et gelée, c’était quand même la meilleure pomme qu’il eût jamais goûtée. Klyd l’imita, assis parmi les tas de fruits.

– Nous dînerons ce soir des dons généreux de la nature ! dit-il en choisissant les meilleurs fruits et en les empilant dans sa couverture.

Valleroy rit.

– Sectuib Nashmar avait raison. Zeor a un poète pour Sectuib !

– Ce poète est légèrement gelé pour le moment. Crois-tu que tu puisses accomplir un autre miracle et nous trouver du bois sec ?

Soudain grave, Valleroy vérifia l’angle du soleil avant d’examiner le versant de la montagne. À première vue, le sol paraissait sec, mais il pouvait voir à présent que tout était détrempé par la neige fondante.

– Cherchons une grotte. Peut-être trouverons-nous à l’intérieur quelques feuilles sèches…

– Si l’on trouve une caverne…

– C’est la même sorte de roc que de l’autre côté de la passe… Regarde là-bas. Des trous… Il suffit d’un assez profond…

– J’ai demandé un miracle. Je ferais bien d’être prudent la prochaine fois que je demanderai quelque chose ! déclara en plaisantant le médiateur. En attendant, donne-moi un coup de main avec cette couverture.

Ensemble, ils attachèrent les coins afin de former un balluchon grossier qu’ils transportèrent sur une branche entre eux. Les cavernes que Valleroy avait repérées étaient situées à plusieurs centaines de mètres à l’ouest du versant.

Cette courte distance leur parut plus longue et plus pénible que l’ascension du matin. Valleroy découvrit que chaque muscle lui faisait mal et que ses membres tremblaient de fatigue par l’effort. Finalement, la main ferme de Klyd l’aida à franchir la dernière paroi de rocher et il s’écroula sur la surface lisse dans un dernier rayon de soleil.

Sans le médiateur, Valleroy savait qu’il se serait endormi là, quitte à mourir gelé pendant la nuit. Mais il ne pouvait pas abandonner alors que Klyd refusait de montrer le moindre signe de fatigue. En grinçant des dents, il se mit sur ses pieds. Ils allaient avoir besoin de bois pour le feu et pour sécher leurs vêtements.

Après avoir déposé les pommes à l’intérieur de la caverne, Klyd constata :

– Nous sommes en pleine période de chance. Aucun occupant récent qui puisse nous disputer notre refuge et des feuilles mortes pour l’allumage du feu ! Tu prépares le foyer et je vais chercher du bois.

– Non. Valleroy secoua opiniâtrement la tête. Tu seras bientôt en manque. Epargne tes forces. Je m’en charge.

Avec une grimace d’amusement poliment réprimée, Klyd s’appuya contre un rocher, tandis que Valleroy esquissait quelques pas vacillants vers un buisson proche. Ses jambes flageolantes se dérobèrent sous lui. Il tomba la tête la première. Avant que sa tête ne heurtât le sol, le médiateur était là, amortissant sa chute.

– Cela, Naztehr, coûte plus de selyn que d’aller chercher moi-même du bois ! Pour pouvoir me déplacer aussi vite, j’ai dû augmenter le taux de consommation de selyn de sept fois environ.

Furieux, Valleroy s’agenouilla.

– Tu n’avais pas à augmenter pour me sauver ! Je ne suis pas si maladroit !

– Nous ne pouvons pas nous permettre d’être blessés. Ta sécurité est aussi importante pour moi que la tienne propre. À présent, veux-tu installer le feu ? La prochaine fois, tu plongeras la tête la première et l’on n’entendra plus jamais parler de toi !

Piqué, Valleroy répliqua :

– Je suppose que toi, tu ne tombes jamais !

– Je dois admettre que les Simes ont un bien meilleur sens de l’équilibre que les Gens.

– Et tu n’es jamais fatigué ?

– Pas de la même manière que toi. Je suis fatigué, oui, bien sûr, et le manque approche rapidement à présent, mais je ne me dépense pas au-delà de mes limites normales comme toi. Et je suis moins affecté par le froid…

Valleroy eût voulu formuler un commentaire sarcastique, mais il se contint. Ils gèleraient tous les deux s’ils ne se séchaient pas. Ce n’était pas le moment de se fâcher.

– Oui, Sectuib.

– Voilà qui est mieux.

Le Sime se dirigea vers un bosquet de chênes rabougris sans même se rendre compte que Valleroy lui en voulait de lui avoir dit ce qu’il fallait faire.

Valleroy se redressa et secoua la boue qui s’accrochait à ses vêtements. Il venait presque de se rompre le cou et il s’en voulait plus de sa stupidité que de l’attitude suffisante, dédaigneuse de Klyd. Après tout, se raisonna-t-il, Klyd avait mené jusqu’ici une vie très protégée. Il s’attendait à ce qu’on lui obéisse. Valleroy résolut de lui donner une leçon… une autre fois. Il passa sa colère en traînant une branche de pin jusque dans la caverne. Il s’en servit pour rassembler les feuilles mortes dans un coin, libérant une belle surface de roc pour dresser le feu. Puis il dénuda la branche de toutes ses aiguilles et la cala contre le plafond de la caverne, formant ainsi une corde à linge improvisée.

Quand Klyd revint avec son premier chargement de bois, l’alcôve minuscule commençait à ressembler à un campement. Tandis que Valleroy choisissait les morceaux de bois les plus secs, Klyd ramenait une seconde charge. Puis, ensemble, ils tentèrent de provoquer une flamme. Ce qui leur prit cinq de leurs allumettes restantes mais, une heure après, un bon feu chauffait leur refuge.

Ce fut alors que Valleroy se mit à frissonner.

– Quelque chose de chaud me ferait du bien. Si nous cuisions quelques-unes des pommes ? suggéra-t-il en claquant des dents.

– Je n’aurais jamais pensé à cela, remarqua Klyd en souriant de côté. Mais c’est une bonne idée. Je vais chercher quelques feuilles pour les envelopper. En attendant, débarrasse-toi de tes vêtements avant d’attraper une pneumonie.

Tandis que le médiateur disparaissait une dernière fois dans le crépuscule, Valleroy essayait de se défaire de l’idée que des vêtements mouillés étaient plus chauds que pas de vêtements du tout. Tout en tremblant, il parvint à enlever sa veste et sa chemise et à les déposer sur le séchoir. Puis, drapé dans sa couverture qui n’était humide que par places, il arracha son pantalon et ses chaussettes. Il ne tarda pas à arrêter de claquer des dents.

– Hugh, devine ce que j’ai trouvé ?

Valleroy leva la tête et aperçut le médiateur qui approchait du feu, les bras chargés.

– Un pot de café chaud… plaisanta Valleroy.

– Presque. Que dirais-tu d’une soupe de champignons ?

– Tu blagues ?

– De la neige au pis, mais des champignons quand même !

– J’espère que tu sais reconnaître ceux qui sont mangeables des autres ?

– J’ai fait mon apprentissage à la pharmacie de Zeor, répliqua Klyd, légèrement offensé. Crois-tu que je t’empoisonnerais ?

– Peut-être par accident. Je vais être honnête. Moi-même, je ne vois pas la différence…

– Tu me fais confiance ?

– Si tu es sûr de toi, oui, pourquoi pas ? Qu’avons-nous à perdre de toute façon ?

Klyd se débarrassa de ses vêtements et s’enroula dans sa couverture, puis il s’absorba dans le classement des champignons.

– Certains sont bons pour les Gens, d’autres pour les Simes. Il y en a assez pour nous faire à tous deux un bol de soupe. Je me demande ce que cela donnerait si on y ajoutait des pommes ?

– Cela ne me paraît pas très appétissant.

– Voilà bien un Gen. Aucune imagination !

Valleroy se cabra d’indignation mais, avant qu’il pût émettre une protestation, Klyd éclata de rire.

– Le goût sime est aussi différent du goût gen que le métabolisme sime l’est du métabolisme gen. Les cuisines des Communautés s’efforcent de plaire à tout le monde et ne satisfont personne. C’est pourquoi la soirée du mercredi est toujours un soir de fête.

Valleroy réfléchit. Mercredi…

– Ah oui ! Il claqua des doigts. Je me souviens. Le mercredi, les Simes mangent au premier service et les Gens au second. Tu veux dire que le menu est différent ?

– Absolument. Quelques-uns de mes plats favoris t’enverraient à l’hôpital en moins d’une heure. Prends cet échantillon, par exemple. Il présenta un champignon. Voilà un mutant qui est apparu à peu près en même temps que les premiers Simes. Un tiers du jardin potager de Zeor est constitué de légumes indispensables à l’alimentation sime, mais qui sont du poison pur pour les Gens. Leur existence plaide en faveur de la théorie selon laquelle les Simes ne seraient qu’une mutation artificiellement provoquée qui a mal tourné.

– Je ne savais pas cela.

– On peut tout aussi bien invoquer l’argument de la mutation spontanée en réaction à la pollution croissante d’un monde surpeuplé. Les livres des Anciens procurent toute une série de données sûres jusqu’à l’apparition des premiers Simes. Après, personne, officiellement, ne peut dire comment est apparue la mutation. Nous ne savons rien.

– Qu’arriverait-il si vous cessiez de manger ces légumes empoisonnés ?

– Notre durée de vie en serait terriblement raccourcie.

– Ainsi, la culture et l’art culinaire contribuent également à la prédiction de Zelerod ?

– Tu as raison, Naztehr. Prends de la soupe. Je crois que les pommes sont cuites.

Ils dormirent cette nuit-là serrés l’un contre l’autre sous les deux couvertures, peau contre peau, laissant leurs vêtements sur l’étendoir pour qu’ils séchassent. Valleroy se réveilla pendant la nuit. Incapable de dormir, il observa les ombres projetées par la lune pâle tandis qu’elle dessinait un arc de cercle par l’entrée de la grotte. Il avait pleinement conscience du corps chaud contre le sien.

Il repensa à cette première nuit passée à l’extérieur de Zeor : combien il avait été tendu toute la nuit en reposant près du Sime ! Sa perception vis-à-vis de Klyd était différente à présent. Le médiateur était un homme dévoué à la tâche dont il avait héritée, non choisie. Ce travail avait sur son âme une prise plus forte que les tentacules d’acier d’un Sime assaillant. S’il n’y avait pas eu leur première rencontre, Valleroy aurait cru Klyd physiologiquement incapable de blesser un Gen.

À présent, Valleroy comprenait combien cette expérience avait dû être traumatisante pour Klyd. Se souvenant de quelques remarques entendues à propos de la conduite de Klyd juste après « l’accident » et de certains détails qu’il avait appris à Imil, une image se forma dans l’esprit de Valleroy.

Une image qu’il se mit à assembler, tout en observant les ombres des nuages, comme les dessins-robots de Stacy. L’image d’un homme dont les responsabilités étaient plus vastes que les capacités. Un homme dont l’avoir primordial était une assurance invincible. Un homme dont la confiance en soi avait été brisée par une erreur de calcul, lors d’une nuit froide et pluvieuse, une nuit hantée par le manque.

Klyd s’était remis de cette blessure aussi lentement que Valleroy. Comme seul un Compagnon était capable de dominer un médiateur pendant le transfert, Klyd avait dû se convaincre que le talent de Valleroy en tant que Compagnon lui avait permis de contrôler le débit de selyn. En réponse à la rationalisation de Klyd, Valleroy croyait qu’il avait en effet montré quelque talent rudimentaire, ou du moins une sorte de confiance calme, la même qui lui permettait de partager sa couverture avec un Sime presque en manque. Il se demanda ce que sa mère aurait pensé de cela. Il chercha de la main la croix étoilée qui pendait toujours autour de son cou, sous sa chemise, et s’endormit en y pensant.

Aux premières lueurs de l’aube, ils emballèrent ce qui restait de pommes et s’enfoncèrent dans la vallée. Klyd perçut une concentration de cavaliers simes à l’ouest, mais calcula qu’ils seraient au sommet de la prochaine crête avant que leurs poursuivants ne fussent assez près pour repérer leur champ d’ondes. En tant que médiateur, Klyd pouvait contrôler jusqu’à un certain point leur fréquence extérieure de nager. Il espéra que ce serait assez pour pouvoir contourner la fin du cordon de cavaliers.

Valleroy n’avait pas encore récupéré les efforts du jour précédent. Ces deux semaines de lit et ces deux autres en tant que convalescent ne l’avaient pas mis en condition pour un marathon de cross-country. Mais il n’était plus malade ; aussi, au fur et à mesure que le jour se déroulait, put-il retrouver des forces. Encore quelques jours comme ceux-ci, un ou deux repas décents, et il serait de nouveau en forme !

Les repas surtout le préoccupaient. Klyd insistait sur le fait que le manque proche avait annulé son appétit, mais Valleroy savait que même un corps sime pouvait tirer profit de quelques solides calories. Il aurait bien voulu s’arrêter afin de poser des collets de lièvre, mais l’idée même de manger du tissu animal ulcérerait le médiateur au point qu’il continuerait probablement son chemin seul.

Denrau était son unique but à présent, et vingt-six jours après son dernier transfert, Klyd n’était pas d’humeur à s’arrêter pour n’importe quelle raison. Valleroy comprenait cela. Il ne se plaignit même pas quand, après avoir atteint l’autre côté de la vallée, Klyd se mit à grimper sans même ralentir son allure.

Silencieusement, Valleroy essaya de suivre la piste que le médiateur avait choisie dans la masse de rochers. Il comprit qu’ils se dirigeaient vers une profonde trouée de la crête qui paraissait être un col. Si le temps se maintenait, ils arriveraient au sommet avant la nuit. Valleroy se mit à chercher un endroit où ils pourraient passer la nuit, quand il remarqua soudain que Klyd avait disparu de son champ de vision.

En se concentrant sur l’escalade, Valleroy s’efforça de combler l’écart qui grandissait entre eux. De temps à autre, il apercevait le médiateur, toujours plus haut, qui se déplaçait sans effort et qui, visiblement, avait abandonné toute concession au pas plus lent de Valleroy. Abandonné à son propre sort, Valleroy suivit sa propre piste en direction de la crevasse. Puis son sentiment de pitié envers lui-même se mua en colère et il augmenta témérairement son allure. Du haut de la crête, il espérait surplomber à la fois la passe Hanrahan et la rivière. Il pouvait être à l’abri en territoire gen demain à midi si Klyd avait décidé de ne plus l’attendre. Après tout, il avait émis cette suggestion lui-même et cela semblait toujours une solution raisonnable.

Plongé ainsi profondément dans ses pensées, il ne remarqua pas l’ombre qui adoucissait le contour d’un haut rocher. Alors qu’il passait en dessous, cette ombre se détacha et plongea sur lui avec un cri à glacer le sang.

Valleroy eut une vision de mâchoires de chat ouvertes, de moustaches comme des aiguilles et d’une langue rouge et mouillée. L’haleine fétide de l’animal envahit ses narines. Il jeta ses mains en avant pour détourner l’attaque. Des griffes mauvaises tailladèrent sa veste. Il repoussa l’animal qui tomba sur des pierres tranchantes. Ce qui l’étourdit un moment, mais ne le fit pas céder.

Valleroy maudit la règle de Zeor, qui obligeait ses membres à voyager sans arme. Il y avait des limites à l’orgueil. Contournant le chat accroupi, Valleroy se saisit d’une pierre de la grosseur du poing. Il allait falloir viser juste. Il n’aurait pas d’autre chance. Tandis qu’il s’apprêtait à lancer, il sentit son bras trembler irrésistiblement. La fatigue d’hier s’additionnait aux efforts d’aujourd’hui. En serrant les dents, il continua à encercler l’animal, prenant une position dominante. S’il tombait en arrière, il préférait ne pas rouler jusqu’en bas.

Il observa le chat se ramasser avant de bondir. Les muscles fins se détachaient nettement sous la peau fauve.

Calant son pied contre un rocher solide, Valleroy lança son projectile de toutes ses forces. À l’instant précis où le chat sauta ! La pierre siffla dans le vide. Valleroy reçut l’impact du prédateur sur les bras. Insoucieux des griffes acérées, il serra la bête au cou, mais ses mains glissèrent. Le chat se libéra, laissant Valleroy étendu contre la paroi de la montagne. D’une seconde à l’autre, il s’attendait à ce que ces mâchoires dégoulinantes se refermassent sur sa gorge.

Mais rien ne se passa. Haletant, Valleroy roula sur le côté. Il rassembla ses jambes sous lui et regarda en l’air. Là, en silhouette sur le ciel de fin d’après-midi, se découpait Klyd.

Au moment où l’animal sentit sa présence, le médiateur lança une pierre à la tête de l’animal. Le projectile érafla le crâne, ouvrant une large entaille d’une oreille à l’autre. Hurlant sa rage, le chat bondit sur le Sime !

Valleroy aperçut les doigts et les tentacules se serrer avec force autour du cou de la bête. Mais le chat possédait suffisamment d’élan pour projeter Klyd en arrière. Le médiateur perdit pied et tomba sur le dos, le chat sur lui. Sous les spasmes de la mort, la bête lui laboura la poitrine de ses griffes, tandis que ses pattes de derrière lui déchiraient les hanches. Valleroy entendit un bruit sourd quand la tête de Klyd heurta quelque chose de dur.

Valleroy fut aux côtés du médiateur avant même que les deux formes molles eussent cessé de bouger. Il mit toute la force qui lui restait à rejeter sur le côté le cadavre du chat. Osant à peine respirer, il examina les précieux tentacules latéraux. Il sanglota une prière de remerciements. Le médiateur ne possédait pas d’autres blessures que celles aux bras et aux hanches. Il s’agissait d’entailles profondes, sanglantes, mais vu l’immunité sime à la plupart des infections, elles ne devaient pas être très graves.

La blessure à la tête posait un autre problème. Valleroy n’était pas médecin, mais il savait qu’il y avait de quoi être préoccupé. Il n’avait aucune idée de ce que pouvait représenter une commotion sur le système nerveux du médiateur.

Les doigts tremblants, il arracha des lambeaux de sa chemise et banda fermement les blessures. Un Sime pouvait contrôler son épanchement de sang par pouvoir de volonté, mais ce Sime-ci était absolument inconscient. La nuit approchait. Il lui fallait un abri chaud.

Avec décision, Valleroy acheva ses premiers soins et se mit debout. Il lança le corps du chat suffisamment loin sur la pente pour que les carnassiers ne rôdassent pas autour de Klyd. À présent, il lui fallait trouver un refuge.

Valleroy gravit péniblement la passe qui avait été leur but. Il se trouva sur le versant nord de la crête, dans l’ombre la plus profonde de l’après-midi. Il n’osait pas aller trop loin. Il devait encore transporter le corps inconscient de Klyd. Et il était déjà trop faible pour se hisser lui-même ! Un faux pas pouvait signifier la mort pour tous les deux !

S’arrêtant pour reprendre son souffle, Valleroy scruta la partie est de la montagne. À défaut de grotte, il devait bien y avoir une sorte de poche ou de niche dans les environs. C’est alors qu’il l’aperçut !

À moins d’un demi-kilomètre de là et seulement à quelques centaines de mètres en hauteur, il entrevit, niché douillettement entre les blocs de pierre et dissimulé par un rideau de sapins et d’arbustes, la forme régulière d’un bâtiment…

Repérant prudemment l’endroit, Valleroy redescendit chercher le médiateur. En ôtant leurs sacs à dos, il réussit à se redresser avec son fardeau en travers des épaules. Klyd était grand, mais il était moins lourd que sa taille ne l’eût laissé supposer. Pourtant, c’était la seule manière de le porter sur ce sol en pente.

Valleroy s’orienta, puis concentra ses pensées sur le prochain pas à faire et se força à avancer. Avant qu’il eût franchi cent mètres, une douleur lancinante s’installa dans sa cheville gauche et sa cuisse droite se mit à trembler irrésistiblement. Il déplaça le poids de son fardeau, serra les dents et poursuivit son chemin sans se préoccuper de la sueur qui perlait sur son visage dans le vent glacial. Il savait qu’il était peu indiqué de déplacer un blessé victime d’une commotion, mais il savait aussi qu’une basse tension suite à un choc pouvait être fatale si le patient n’était pas gardé au chaud.

Ce qu’il ignorait à propos du déplacement d’un Sime inconscient ne le préoccupait pas encore…

Un pas. Puis un autre. Et encore un autre. Le halètement de l’air glacé sur sa gorge desséchée. Un autre pas mal assuré. Et un autre. Encore un. Il était seul sur ce versant de la montagne. Si l’un des deux devait survivre, ce ne serait que grâce à ses propres efforts. Sans aucune aide.

Il concentra ses pensées sur Zeor. Un Compagnon était responsable du bien-être de son médiateur. Zeor était une Communauté fière et il était Compagnon de Zeor, du moins pour le monde extérieur. Et il avait promis à Grand-Père de prendre soin de Klyd. Hugh Valleroy tenait ses promesses tout aussi bien que n’importe quel Farris. Il tiendrait celle-ci, dut-il en crever !

Il se répéta cela à plusieurs reprises, tandis qu’il trébuchait vers la sécurité. Par deux fois, il tomba ; par deux fois, il se ramassa ; par deux fois, il reprit son fardeau et continua.

Finalement, il s’abattit de tout son long sur le seuil du refuge. Pendant de longues minutes d’agonie, il resta étendu, oublieux de son succès. Puis il se redressa sur ses bras tremblants et regarda autour de lui.

Le tas de vêtements sombres en face de lui représentait la forme inconsciente de Klyd. Derrière lui, se dressait une maisonnette minuscule, à peine plus large qu’un des cabinets de toilette de Zeor. Mais elle renfermait une cheminée et du bois sec. Près de l’âtre, pendait un briquet au bout d’une chaîne. Avant d’inspecter le restant de la pièce sombre, Valleroy rampa jusqu’à la cheminée et se servit du briquet pour provoquer des étincelles sur l’amadou. Trop épuisé pour se servir du soufflet, il attisa doucement le cœur de la flamme jusqu’à ce que, d’elle-même, elle se mît à brûler.

La chaleur le raviva suffisamment pour qu’il pût se mettre sur ses pieds. Il tira Klyd sur une paillasse recouverte de couvertures propres qui attendaient dans un coin de la pièce. Il n’y avait aucune fenêtre dans cette cabine minuscule. Il n’aperçut pas les bougies sur la tablette de la cheminée, aussi se pencha-t-il pour défaire les pansements de Klyd dans l’obscurité.

En fouillant dans un des coffres le long du mur, il trouva de la toile à panser stérile. Il y avait même un tube d’onguent cicatrisant. Persuadé qu’il violait la propriété de quelqu’un, Valleroy nettoya et banda les blessures. La tête lui tournait de fatigue dans la chaleur, mais il ne pouvait se permettre de se reposer.

Systématiquement, il explora le contenu de tous les coffres, jusqu’à ce qu’il découvrît un panier de céréales. On eût dit du blé. Il versa de l’eau dans une casserole au-dessus du feu et y mit les graines. Puis il retourna dans la nuit glacée. Il devait aller chercher leurs sacs.

La pensée de la nourriture qui l’attendait l’aiderait à revenir. S’il mangeait d’abord, il tomberait certainement endormi en route. Cette fois, il n’avait que son propre corps à tirer, mais cela suffisait !

La lune pâle éclairait son chemin et la température n’arrêtait pas de descendre. En remontant, il s’enveloppa dans sa couverture, gardant celle de Klyd pour les pommes et leur matériel de cuisine rudimentaire. Il trébucha plusieurs fois et tomba une dernière fois à quelques mètres de la maison. Seul l’arôme du blé cuit l’aida à se relever. Il retrouva la sécurité de ce havre confortable, trop fatigué même pour se préoccuper du Sime à qui appartenait cette hutte et qui rentrerait sans doute d’un moment à l’autre.

Il ne se souvint pas d’avoir mangé les céréales ni même de s’être couché près du médiateur blessé. Pourtant, quand il se réveilla tard le lendemain matin, la casserole était vide et il avait moins faim. Il resta étendu pendant quelques minutes, hésitant à se replonger dans son sommeil sans rêve. La pensée de Klyd le mit immédiatement sur pied.

Après avoir enlevé les bandages, il s’aperçut que les blessures étaient presque guéries. Klyd pourtant, était toujours inconscient. Sa peau était d’une froideur de glace malgré le lit chaud.

Serrant sa couverture contre lui, Valleroy alluma un feu avec le bois le plus sec qu’il trouva. Tant pis si la fumée attirait les Runzis, pensa-t-il. Klyd devait avoir chaud. S’il y avait quelqu’un dans les environs, ils auraient déjà dû être découverts, raisonna-t-il.

Il se prépara une autre casserole de céréales et mangea avec appétit, en se demandant où ils étaient tombés. La lumière rare venait du feu et de quelques crevasses dans les murs de pierres. Grâce à cela, il découvrit les bougies et les alluma.

C’est alors qu’il aperçut l’inscription qui couvrait une partie du mur en retrait encadré par une arche. Il prit une bougie pour mieux voir.

Il ne fallait aucun talent linguistique pour reconnaître le symbole en tête de la plaque… Il se trouvait dans un refuge de la Croix Etoilée ! Sous le symbole, il lut des indications concernant l’itinéraire le plus sûr pour rejoindre la frontière gen. Suivait une série de requêtes à l’intention des utilisateurs de la station. Laisser du bois sec à côté de l’âtre et de l’eau dans les cruches. Ecrire sur la plaque la date du passage et la possibilité d’avoir été repéré par les Simes.

Cela se terminait par une exhortation à faire confiance à la Croix Etoilée. Le talisman pendait à côté de la plaque. C’était le même que celui qu’il portait à présent, le même qui avait conduit sa mère hors du territoire sime, saine et sauve. Ils s’étaient réfugiés dans une station clandestine de passage d’enfants.

Valleroy sortit son talisman de sous sa chemise et l’embrassa joyeusement. Quelle chance ils avaient eue de trouver cet endroit !